Segmentation en UST


 

Remarques sur ce tableau :

- les U.S.T. présentes dans ce tableau sont :

  • En suspension (En susp.) : unité constituée d'une formule en répétition quasi sans variation, dans un déroulement temporel assez lent, et dont la matière sonore et/ou les éléments évoluent peu. Sensation d'immobilité liée à un sentiment d'attente.
  • Stationnaire (Stationn.) : unité à déroulement temporel assez lent comprenant une régularité ou une permanence temporelle au niveau global et pouvant comprendre, à un autre niveau, des éléments léatoires ou pseudo-aléatoires. Sentiment de continuité sans attente.
  • Lourdeur : unité constituée d'une forme répétée de façon non strictement identique et avec une irrégularité maîtrisée. Donne l'impression d'une difficulté à avancer malgré une énergie qui voudrait aller de l'avant.
  • Étirement : unité globalement uniforme, à accroissement continu d'au moins un trait morphologique (par ex. l'intensité). Donne l'impression d'aller vers le maximum d'un processus ou d'un effort.
  • Sans direction par excès d'information (Ss dir. par excès) : unité constituée d'éléments multiples, assez brefs, divers, souvent se chevauchant. Impression de brouhaha, indépendance des éléments les uns par rapport aux autres, sentiment de saturation.
  • Trajectoire inexorable (Traj. inex.) : unité globalement uniforme présentant une évolution lente et linéaire d'un paramètre sonore. Qui n'en finit pas de... (par exemple, descendre, avancer...).
  • Sur l'erre : extinction progressive par dissipation naturelle de l'énergie. Image d'un bateau qui, ayant affalé ses voiles ou coupé son moteur, continue à avancer "sur l'erre".
  • Qui veut démarrer : unité constituée par la réitération d'une figure elle-même constituée de deux phases successives différenciées. Donne l'impression de quelque chose qui tente de se mettre en route.
  • Qui tourne : unité animée d'un mouvement cyclique, mais dont la matière sonore n'est pas forcément uniforme. Donne l'impression d'un objet animé d'un mouvement de rotation sur lui-même et/ou dans l'espace.
  • Suspension-Interrogation (Susp.-Interrogat.) : unité à deux phases successives : formule assez courte en répétition, tenue homogène ou silence. Mouvement qui s'interrompt dans une position d'attente.

- des U.S.T. identiques se succèdent (exemple : versets VI et VII : succession de six U.S.T. "En Suspension”) : plutôt que de les regrouper en un même bloc sémantique, nous avons préféré conserver ce découpage qui tient compte du phrasé de l'œuvre.

- les cases grisées dans la colonne UST indiquent qu'il y a un passage subjectif d'une UST à une autre ; le début de la seconde UST n'est donc pas fixé de façon très précise, ce qu'indiquent les parenthèses dans la colonne Début-Durée.

Premières observations à partir de la segmentation en U.S.T.

L'examen de l'ensemble de la segmentation en U.S.T. montre la prépondérance des U.S.T. "En Suspension" et "Stationnaire". Ces deux U.S.T. sont assez proches du point de vue morphologique (présence d'une formule en répétition) mais se différencient au plan sémantique (sentiment d'attente dans "En Suspension" absent dans "Stationnaire"). La quasi omniprésence de ces deux U.S.T. s'accorde bien, en tous cas, au caractère général de l'œuvre ressenti dès une première écoute : répétition lente proche de l'esprit de la cantillation, créant une atmosphère de recueillement. Cependant, la "stratégie" de A. Pärt consiste à briser par endroits cette uniformité : à cela, on peut imaginer deux raisons : - pour relancer ponctuellemnt l'intérêt de l'écoute - pour affirmer d'autant plus, par ce procédé de mise en opposition, la sensibilité uniforme, méditative, recueillie, de l'œuvre.

Ces passages de rupture sont évidemment portés par des U.S.T. dont la sémantique est en contraste par rapport à celle des U.S.T. "En suspension" et "Stationnaire". Il s'agit, soit d'apporter de la tension (par les U.S.T. "Lourdeur" ou "Étirement"), soit du mouvement (par les U.S.T. "Qui veut démarrer" et "Qui tourne"). La rupture constituée par un "Sur l'erre" (à 30'01) introduit un caractère de dissolution de l'énergie : il n'est pas indifférent que cette rupture se situe vers la fin de l'œuvre, comme pour annoncer cette fin (on peut remarquer que celle-ci se fait, non par un "Sur l'erre" comme on aurait pu s'y attendre logiquement, mais dans une position d'attente exprimée par l'U.S.T. "Suspension-Interrogation"). La rupture la plus longue et la plus remarquable est, bien sûr, celle correspondant à l'insertion du texte du Dies irae, correspondant à l'U.S.T. "Sans direction par excès d'information". Cette dernière représente, du point de vue sémantique, l'intrusion du désordre et de la pluralité qui sont les exacts contraires de la régularité et de l'uniformité contenues dans les U.S.T. "En suspension" et "Stationnaire" : on assiste donc ici à une sorte de maximum dans la rupture.

Du point de vue de l’analyse traditionnelle de la technique de composition, on constate aussi que A. Pärt a cherché à diversifier le discours musical par l'introduction d'épisodes seulement instrumentaux.

Enchaînements remarquables, superposition d'UST

L'enchaînement "En suspension"/"Stationnaire" se rencontre à plusieurs reprises dans l'œuvre : il s'explique, comme indiqué précédemment, par la proximité morphologique des deux U.S.T. mais aussi par le caractère de quasi résolution que représente l'U.S.T. "Stationnaire" par rapport à l'U.S.T. "En suspension". En effet, "En suspension" contient un caractère d'attente, mais lorsque plusieurs "En suspension" se succèdent, ce caractère tend à se dissiper, à se dissoudre dans l'immobilité propre à l'U.S.T. "Stationnaire". A propos de cet enchaînement caractéristique, il convient de faire une remarque importante : les passages entre "En suspension" et "Stationnnaire" ont été précisément marqués dans le tableau de segmentation, mais la réalité de l'écoute peut s'avérer être plus souple, c'est-à-dire plus diversifiée, d'un auditeur à un autre. Ce phénomène de perception subjective du passage d'une U.S.T. a été indiqué dans le tableau par les cases grisées : par exemple, le verset V se déroule sur les deux U.S.T. "Lourdeur" puis "Étirement", le verset XIII "hésite" entre "Qui veut démarrer", "En suspension" et "Stationnaire".

Associé au procédé de rupture du discours musical observé précédemment, cette façon particulière d'enchaîner les U.S.T. contribue à l'apport d'une certaine quantité d'inattendu - on pourrait presque dire d'inquiétude - dans cette œuvre. De fait, en essayant de décrire l'écoute de cette pièce d'un point de vue purement intuitif, on pourrait dire qu'on est en attente de quelque chose qui va se passer, attente qui, à certains moments, se stabilise, se tranquillise, et à d'autres moments est plus en éveil.

Ce qui s'observe dans le Dies irae va dans le même sens ; mais cette imprécision est réalisée ici par la superposition de deux U.S.T. ("Sans direction par excès d'information" et "Trajectoire inexorable") : on peut donc pour ce passage se livrer à une interprétation sémantique multiple et simultanée.

Remarque sur le parti pris esthétique de cet enregistrement : la réverbération importante présente dans cet enregistrement va dans le sens d'une interprétation générale dominée par l'U.S.T. "Stationnaire" : en comblant en quelque sorte les vides des silences, cette réverbération rend le discours musical plus linéaire, plus uniforme. Ceci a une incidence sur la segmentation en UST. Ainsi, par exemple, à la fin du verset V, on observe que la réverbération "noie" le roulement de timbales : il fait ainsi partie intégrante de l'"Étirement" qui va aboutir à l'explosion initiale du Dies irae. Une autre option d’enregistrement observée dans une autre version) aurait donné lieu à un autre découpage (par exemple, “Étirement” suivi d’un “Élan” qui amène au Dies irae).

Rapport des U.S.T. avec le texte

Il faut d'abord remarquer, d'un point de vue général, que les passages du texte dans lesquels David demande pitié ou reconnaît sa faute s'accordent plutôt à l'U.S.T. "En suspension" : l'inquiétude, la douleur, le mal-être sont donc rendus par le caractère incertain, en attente, de cette U.S.T.. Par opposition, lorsque l'on invoque le Seigneur pour qu'il rétablisse une certaine paix dans le cœur du pécheur, lorsque des actions purificatrices sont demandées (..."Lave-moi et je serai blanc, plus que la neige",..."Renouvelle et raffermis au fond de moi mon esprit"...), cela est souligné par l'U.S.T. "Stationnaire" qui peut effectivement représenter cet état de paix intérieure. A ce propos, nous rappelons que, conformément à notre méthodologie, notre segmentation en U.S.T. s'est faite par la seule écoute, sans le recours à la partition, et, pour cette œuvre, sans pouvoir comprendre le sens du texte. Celui-ci n'a donc pas influé sur notre interprétation.

Soulignons maintenant les passages dans lesquels il y a correspondance entre le sens du texte et la sémantique de l'U.S.T. :

- verset V, début : le poids du péché avec l'U.S.T. "Lourdeur".
- verset V, fin : la permanence de la faute, donc de la douleur d'être pécheur avec l'U.S.T. "Étirement" (tension poussée à bout)
- Dies irae : tumulte, destruction, désorganisation du “Jour de colère” avec "Sans direction par excès d'information"; inexorabilité de l'avènement de ce jour avec les "Trajectoire inexorable"
- épisode instrumental entre le verset XIV et le verset XV : la vigueur apportée par "Qui tourne" et "Qui veut démarrer" avec celle qui va permettre au pécheur de répandre désormais la bonne parole.

Restent les trois derniers versets ("Rex tremendae...”) que l'on peut entendre comme une montée vers la lumière, la paix, l'exaucement...ou bien comme les trois dernières invocations, encore empreintes d'inquiétude : cette dernière interprétation s'accorderait alors à la sémantique suggérée par l'U.S.T. "Suspension-Interrogation" : une demande qui se fige dans une position d'attente.

Cette analyse est parue dans un CD-Rom de préparation à l’épreuve facultative de musique du baccalauréat 2004 (éditeur : CRDP de Franche-Comté, pour y accéder sélectionner Pratiques musicales > Pistes pédagogiques) :


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