Segmentation de l’œuvre en UST

Postulats de départ :
- nous nous accordons sur le fait qu’une segmentation telle que celle qui va être présentée n’est que la phase première de l’analyse. Pourraient - ou devraient - s’en suivre, par exemple :
• La mise à jour de la structure abstraite de référence puis de la forme concrète de l’œuvre
• Les conséquences techniques que l’on en peut tirer quant à la pratique du compositeur
• Les comparaisons possibles avec un corpus d’œuvres du compositeur
• Les comparaisons possibles avec les pratiques courantes de l’époque
• Les conclusions possibles quant au projet annoncé par le compositeur
Et encore :
• La mise à jour d’un projet non explicité littérairement par le compositeur
• La découverte éventuelle de l’attitude psychologique ou sensible ou autre du compositeur dans l’œuvre étudiée

Ce sont ces deux derniers points auxquels nous nous attachons plus particulièrement ici : découverte du projet non explicité et de la sensibilité.

- “l’outil d’analyse UST” permet de passer outre la connaissance du système, de la technique compositionnelle du compositeur et des codes de référence sensible de l’époque ; ceci ne postule pas que nous avons la prétention de proposer de les négliger.

TABLEAU 1 : DÉCOMPTE DES SEGMENTS ET LEUR DÉNOMINATION


Ce tableau attire l’attention sur deux faits :

- le nombre de segmentations est relativement peu élevé à l’intérieur d’une durée globale de 8 minutes 48.

- la durée des UST est très différente : les unes très courtes (et il se trouve qu’elles correspondent, selon notre qualification, à des UST dites “délimitées dans le temps”), les autres relativement très longues (et celles-ci font partie des UST dites “non délimitées dans le temps”).

D’où un autre tableau montrant cette répartition, la durée respective de chaque classe d’UST et leurs durées totalisées.

TABLEAU 2 : UST DÉLIMITÉES/UST NON DÉLIMITÉES


Les observations les plus remarquables à faire sur ces deux tableaux sont les suivantes :
• Nous dénombrons 23 segmentations
• Près du tiers des UST dénombrées excède la durée moyenne de 22 secondes
• Seules 11 UST différentes se trouvent apparaître sur les 19 possibles (dit autrement : 42% des UST possibles ne figurent pas dans cette œuvre : ce sont “Qui veut démarrer”, “Qui avance”, “Qui tourne”, “Lourdeur”, “Étirement”, “En suspension”, “En flottement” et “Sans direction par excès d’information”).
• A partir de 1min.44 jusqu’à la fin de l’œuvre à 8min.48, ce qui représente les 8/10 de l’œuvre, il n’y a pratiquement que des UST “longues” avec une quasi redondance des deux UST “Stationnaire” et “Sans direction par divergence d’information”.

Du point de vue des UST, l’œuvre est donc construite avec économie de moyens. Ceci génère une sensibilité plutôt uniforme. Cette observation peut être mise en perspective avec la multiplicité des jeux et figures de technique vocale : il y aurait donc une sorte de dynamisme fourmillant, diversifié qui - in fine - ne produit qu’une gamme expressive assez restreinte.

La nature des UST utilisées nous éclaire un peu plus sur cette sensibilité :

Les trois UST que l’on peut qualifier de “strictement dynamiques” (“Élan”, “Contracté-étendu” et “Chute”) ne totalisent que 1min.17 sur l’ensemble de 8min.48. On peut remarquer par ailleurs que d’autres UST : “Obsessionnel” et “Sans direction par divergence d’information” sont génératrices d’un certain dynamisme : mais celui-ci est essentiellement interne et le caractère répétitif de ces deux UST, leur absence de direction unique annule (voire rend négative) cette énergie.

D’où une sensibilité générale non dynamique, retenue, voire contrariée.

Deux cas intéressants pour l’analyse

  • L’UST “Trajectoire inexorable” liminaire

Ce premier segment nous a posé problème : est-ce vraiment une “Trajectoire inexorable” ? Nous avons hésité à étiqueter ce segment : “Suspension interrogation” Voici quelques exégèses possibles :
• Soit il s’agit bien d’une trajectoire inexorable. Elle est liminaire, certes, mais ne réapparait pas dans la suite de l’œuvre . Or le cours de l’œuvre est non dynamique. La fonction de cette UST serait alors ici de marquer, par opposition , la sensibilité de l’ensemble de l’œuvre.
• Autre exégèse : cet élément n’est qu’un artéfact pour permettre une mise en scène (souci à la mode au moment de la création) : l’arrivée de la cantatrice sur scène. D’où une introduction sans lien sensible avec le corps de l’œuvre.
• Autre supposition : la fin de la figure a été exécutée d’une façon fallacieuse : restant sur une sorte de “recto tono” au lieu de manifester une légère montée caractéristique de la fin de l’UST “Suspension-interrogation”.

Aurions nous fait une erreur de segmentation ?

Si nous nous en tenons à notre règle de mener notre analyse par la seule écoute, il y a tout lieu de penser qu’il faut considérer cette figure comme un artefact, une introduction à finalité gestuelle sans rapport avec la suite de l’œuvre. A priori, ceci est peu compatible avec l’attitude compositionnelle de L. Berio.

Mais, contrairement à notre règle de conduite, nous allons jeter un œil sur la partition : qu’observons-nous ? Le dernier signe du fragment est le plus élevé de la figure et , de plus, suivi d’un point de suspension, soit deux éléments caractéristiques de l’UST “Suspension interrogation”.

Il y a donc eu, pensons-nous, erreur d’exécution.

Nous nous sommes permis ce détour pour introduire l’idée d’un autre usage des UST : leur utilité pour l’interprétation.

Antithèse en faveur de l’interprétation “Trajectoire inexorable” de cette UST

• Les Sequenze de Berio sont des pièces vocales ou instrumentales de virtuosité. Ainsi, cette 1ère UST peut être considérée comme une mise en voix d’autant plus nécessaire que la pièce qui va suivre est difficile à chanter : l’exercice de répétition rapide de syllabes, habituellement pratiqué par les chanteurs, prépare aussi directement aux figures techniques contenues dans l’œuvre.
• C’est aussi pour Berio l’occasion de créer un moment de forte ambiguïté : on est déjà dans l’œuvre (c’est le jeu de dislocation du texte) et en même temps pas tout à fait encore (c’est la mise en voix, le chanteur se “chauffe”); d’autre part, la chanteuse n’est pas tout à fait sur scène : elle s’y rend. En somme, on se trouve dans le temps de l’œuvre et pas tout à fait encore : quelle meilleure incarnation de ce que représente l’UST “Trajectoire inexorable” pouvait-on trouver ? (L’UST “Trajectoire inexorable” a été décrite du point de vue sémantique par la formule “prévisibilité de la non-fin” ). Cette lecture va dans le même sens que celle qui sera proposée plus loin, celle d’une vérité qui fuit.
• Du point de vue strictement morphologique, il y a bien accroissement progressif d’au moins une variable : ici la présence de la voix.
• Enfin, confirmation de cette thèse par l’écrit : l’observation de la partition montre que globalement les points se répartissent progressivement du grave vers l’aigu.

  • L’UST N°14 : “Stationnaire”

Ici, le problème qui se pose est le suivant : pourquoi ne pas “découper plus finement”, c’est à dire isoler les UST courtes qui entrecoupent les tenues : Nous proposons deux types de réponses :
• Une première réponse est d’ordre structurel : en se référant au texte et à la technique de composition musicale, on peut considérer ces “Élan”(s) comme de simples ornements alors qu’ils étaient éléments structurels dans la première partie de l’œuvre.
Dans cette partie de l’œuvre, on assiste de façon évidente à l’épanouissement de la note et du mot et ces ponctuations peuvent être envisagées comme des scories rappelant la partie précédente.
• Du point de vue de la sémantique de l’œuvre : on assiste ici à une construction progressive d’une signification : l’auditeur comme l’interprète sont invités à cet exercice ; ces interruptions sont comme les interruptions normales d’un discours qui se cherche.

Un éclairage différent sur la nature des UST

Voici maintenant une présentation qui se réfère à une classification imaginée par Xavier Hautbois. Cette classification a tout de suite séduit les membres du MIM, en tant que compositeurs. Elle semble plus immédiatement opérationnelle, cette fois dans le domaine de la création . Et c’est encore une voie de recherche nouvelle : les UST et la création (et non plus l’analyse) que nous avons commencé d’explorer (nous menons actuellement cette recherche avec l’aide de l’Atelier d’Interprétation de la Musique Contemporaine (Vitrolles, Bouches-du-Rhône) qu’anime Jacques Raynaut avec des élèves instrumentistes de haut niveau ainsi que quelques professeurs de conservatoire). En effet notre classification initiale de type schaefférien, ne s’attache qu’au matériau et non à sa mise en œuvre musicale.


L’examen de ce tableau mis en regard avec le Tableau 1 (Décompte des segments et leur dénomination) nous convie à faire les remarques suivantes :
• Il y a de nombreux segments d’UST du type Variants à équilibre rompu (10 sur un total de 23 dans toute l’œuvre) concentrés dans la première partie (jusqu’à 1min.44).
• Les deux segments de l’UST “Sans direction par divergence d’information” (Invariants par effet chaotique) viennent briser la continuité installée par des UST telles que “Par vagues”, “Stationnaire” ou “Obsessionnel” (Invariants par répétition ou par stagnation), lesquelles sont les plus nombreuses à partir de 1min.34 jusqu’à la fin.

Nous constatons donc que par une autre entrée analytique, l’interprétation en faveur d’une sensibilité contrariée, à base de ruptures, se confirme.

Structure

Sacrifions à ce rite de l’analyse musicale.

Nous ne décelons pas de ces structures traditionnellement étudiées dans les classes de musique, avec leurs balancements, leurs reprises de toute nature.

Il s’agit ici d’une œuvre “durchkomponiert”, ce qui n’est pas une innovation : le répertoire des chants de troubadours nous en offre des exemples...

Ce modèle “durchcomponiert” ne va pas sans points de basculement :
- Les UST “Sur l’erre” peuvent être considérées comme des ponctuations avant basculement vers une nouvelle section.
- L’apparition d’UST du type Invariants par effet chaotique et produisant des ruptures (à partir de 4min.19) peut être considérée comme un renforcement des points de basculement.

Nous aurions donc un modèle à évolution du type “durchcomponiert” mais à deux pans. Ceci est corroboré par l’évolution du matériau sonore : on peut en effet déceler une évolution qui va du “complexe” au “tonique” (pour employer des termes schaeffériens...), mais cette évolution ne se fait pas sans heurts ; on pourrait presque dire : elle se fait dans la douleur. La sensibilité générale peut être ainsi décrite : un “état” en butte à des ruptures.

Forme

Comment cette structure est-elle mise en chair, autrement dit : quelle en est la forme concrète ? - car la description linéaire des UST et de leur succession ne suffit pas - et que peut nous raconter cette forme ?

Comme toute œuvre importante, celle-ci n’est pas sans complexités formelles. Plusieurs formes ici se superposent, sans se recouvrir strictement : la forme dégagée par le traitement du texte ne recouvre pas exactement la forme issue du traitement de la série des hauteurs ni celle proposée par l’étude des UST. Ceci, cependant, ne détruit pas l’évolution globale. Le tableau ci-dessous qui représente trois propositions formelles (respectivement A : point de vue du texte par rapport à la musique, B : celui des UST et C : analyse par variants/invariants) nous le montre.


Et une première constatation s’impose : les trois propositions s’accordent à 4min19.
Que se passe-t-il à ce moment de l’œuvre ? Nous nous trouvons au centre temporel de l’œuvre. Sur le mot truth (la vérité), et ce mot n’apparaît qu’une seule fois dans l’œuvre. Ce mot est chanté sur une UST “Sur l’erre”, c’est dire : une vérité qui s’estompe, ou s’éloigne, ou disparaît. Ce mot est placé entre l’UST N° 14 “Stationnaire” mais que nous avons reconnue bien complexe, et l’UST N°17 “Sans direction par divergence d’information”. Et ces deux dernières UST sont les plus longues de l’œuvre.

C’est dire si la vérité échappe.

Et l’on peut aller jusqu’à dire qu’il ne s’agit pas ici d’une constatation philosophique mais d’un constat dramatique. Constat qui n’est pas seulement circonscrit au centre de l’œuvre mais qui imprégne sa totalité : bien plus : son déroulement temporel même : on assiste en effet tout au long de cette pièce à une répétition quasi-obsessionnelle (remarquons qu' “Obsessionnel” est l’étiquette d’une de nos UST) du même geste : l’affirmation aussitôt rompue.

Une incursion vers le texte pourrait dire combien la sensibilité mise à jour par les UST est corroborée par la sensibilité - et même le sens - du texte poétique proposé par Markus Kutter. Et son traitement par L. Berio. L’extraction de phonèmes, leur nombre important parmi lesquels apparaissent, ou s’estompent, des “mots” entiers, voire des membres de phrases, et l’organisation de tout ce matériau (ce n’est pas le moment de l’exposer ici) peut être analysé en UST, menant aux mêmes conclusions que l’organisation des UST “musicales” (L’analyse en UST de textes littéraires est un chantier ouvert, au MIM).

Gestes syntaxiques

Introduisons maintenant, pour cerner la forme d’une autre manière, la notion de geste syntaxique, à la fois procédé de composition et geste expressif structurellement signifiant.

La Sequenza III est une pièce, - non pas d’état -, mais discursive, et discursive binaire.

L’analyse A du tableau précédent met ce caractère en évidence : jusqu’à 1min.50 : le bruit, puis rupture par le chant. Cette première partie ( jusqu’à 1min.50 ) est, au niveau micro-formel, faite également de ruptures successives par les UST du type Variants à équilibre rompu. Et lorsque le chant fait mine de s’installer, il est à tout moment interrompu par des figures plus ou moins longues.

Autre type de geste binaire : le balancement entre deux pôles. Incarné musicalement par l’oscillation entre deux notes, on le trouve dans les sections de 1min.44 à 4min.19 et de 5min.14 à 7min.21, constituées cette fois d’Invariants. On peut l’interpréter comme une hésitation qui n’en finit pas (encore le sentiment de l’inexorable et de l’obsessionnel)...ou bien qui mène à la rupture... où l’on rejoint le premier type de geste.

UST à rôle structurel

On peut également se demander si certaines UST ne pourraient avoir, hors de leur fonction sensible, une fonction structurelle. Ce pourrait être par exemple l’UST “Qui veut démarrer” (le début de la Symphonie N°4 de Robert Schuman est une succession de “Qui veut démarrer”). Dans la Sequenza III il est clair que l’UST “Sur l’erre” joue ce rôle structurel : celui d’une ponctuation finale de sections, ce que met en évidence l’analyse B du Tableau 4.

Globalement cependant et comme on l’a déjà observé, les diverses analyses mettent en valeur la section qui va de 4min.14 à 4min.19 pour en faire un moment des plus importants.

On peut considérer donc deux grandes parties. La première menant au mot clé : truth, “vérité” entourée d’UST marquant une sensibilité d’hésitation. La seconde menant à un second mot clé : sing, énoncé sur une UST marquant une disparition.

L’analyse C du tableau 4 conforte cette analyse : succession “sans direction” d’USTs de type Variants et Invariants dans la première partie puis ressassement de plusieurs types d’Invariants dans la deuxième partie, ne pouvant conduire qu’à un épuisement, une extinction.

Recoupements et conclusion

Selon le principe de nos “nouvelles clés pour l’analyse”, nous avons segmenté et mis des étiquettes dites “UST” à l’écoute seule. Nous en avons tiré les conclusions dont nous avons présenté, ici, l’essentiel.

Par méthode, confrontés au doute et à d’autres points de vue, nous avons été soulagés de constater que d’autres approches analytiques confortaient nos résultats. Ainsi en est-il :
- de l’approche par l’analyse du texte poétique et de sa mise en œuvre
- de l’analyse de la dynamique, des hauteurs.... bref de tout ce qui relève de l’analyse musicologique traditionnelle
Ainsi, comme nous l’annoncions au début de cet exposé, il est toujours intéressant, utile, voire nécessaire, de confronter les segments d’UST relevés par l’écoute à la notation de ces segments sur la partition d’exécution.

Il faut remarquer également que les UST nommées dans cette analyse ne se trouvent pas forcément sous leur forme prototypique. Et l’exercice auquel nous nous sommes livrés s’apparente en quelque manière à ce que nous avons appelé des simulations (voir dans notre livre-CD Les Unités Sémiotiques Temporelles, éléments nouveaux d’analyse musicale, Documents Musurgia, pp 39-41 ainsi que les exemples sonores de simulations réalisés sur l’UST “Chute” dans le CD audio inclus).

Il s’agit de mesurer “jusqu’à quel point” une UST peut conserver la signification temporelle qui la caractérise. On voit par là ce que peuvent apporter des analyses d’œuvres en UST : l’affinage d’un modèle d’UST et, au gré de cet affinage, la possibilité d’opérer des regroupements sémantiques d’UST.

D’autre part, “l’effet de contexte” est loin d’être négligeable dans ce type d’analyse. Comme l’indique la définition initiale des UST, un segment d’UST peut exprimer sa signification temporelle hors d’un contexte musical; par une posture symétriquement opposée, l’analyse d’œuvres en UST les y replonge. Concernant cet aspect, le travail qui vient d’être exposé enrichit donc notre connaissance dans les domaines suivants :
- le rôle que joue le contexte d’une œuvre sur la segmentation en UST
- les enchaînements d’UST

Enfin, et cet objectif n’est jamais perdu de vue dans notre démarche, les UST permettent d’atteindre une compréhension, certes moins technicienne, mais, nous sembe-t-il, plus directe, plus accessible, d’une œuvre complexe au premier abord.